
LES OBJETS — LE SABLE
La fable de la rencontre du géant et de la mère du Pacha eut bientôt fait le tour du Sérail. Est-ce pour lui donner corps que Selim s’y coula, ordonnant un départ en grande pompe vers la Cristallerie de Liège ? L’intuition s’immisce en moi de plus en plus fréquemment, grains de sable d’un été trop lointain pour qu’aucun souvenir n’en demeure, mais qui s’obstinent à ressurgir aux lieux les plus incongrus — pochette brodée des ouvrages, livre acquis l’hiver suivant, fond de la baignoire vidée, ciel de Vienne où mes draps aérés… — que le Pacha remplit les blancs de sa propre légende laissée par d’autres. Qu’il est souple et malléable dans la fantaisie de nous autres ! Et pourtant, jamais il ne perd sa substance et il nous vole de nos désirs autant que nous les façonnons à son image et à sa ressemblance. Il les saisit comme un enfant attrape la queue du singe pour un tour de manège supplémentaire, en riant, curieux, intrigué de ce chemin qui s’offre, même obscur, même effrayant. Mais ensuite, il écrit seul l’histoire, comme dans une soirée de conte chez la Baronne Blixen.
LES OBJETS — LE SABLE
Certains soutiennent que les deux lustres en cristal dans le hall du palais du maharadja Gwalior en Inde constituent assurément deux références monumentales de la Cristallerie Saint-Lambert. Pesant trois tonnes cinq et mesurant treize mètres de haut, ce sont les plus grands lustres en cristal au monde. La légende veut que l’architecte ait fait tester la résistance du plafond en menant dix éléphants au premier étage.
Le cornac de cette histoire se retrouve au Sérail, 20 ans plus tard, où il diligente les déplacements en groupe des invités — il a la charge de les accompagner le plus adéquatement possible de leurs lieux de récréation — salles de jeux, fumoir, terrasse, Club Silenzio… — à leur lieu de séquestration et retour, main dans la main avec Le Cliquetis. Il relate avec une acuité susceptible de déclencher des nausées les sensations du prisonnier de droit commun laissé « en observation » sous les lustres de Crystal, où un dîner féérique avait été servi pour lui seul, tandis que les éléphants traversaient l’étage supérieur. Son frère. Mais c’est une autre histoire, sans rapport avec le sable. À part celui indispensable à la fabrication du verre.
LES OBJETS — LES CARTES
Selim avait parlé tout un jour et toute une nuit. Osmin gardait la porte de l’échoppe, effrayant les passants curieux des trésors de la vitrine et les joueurs aux abois, pressés d’engager leur dernier bien pour un ultime coup de dés. Il raconta à l’usurière, sans omettre le moindre détail, ce que cet œil, qu’on lui avait pris dans sa cinquième année, avait vu depuis. Combien puissant et mauvais il était devenu. Craint de celui-là même qui l’avait énucléée. Comment il avait cru ainsi pouvoir échapper à la malédiction des yeux vairons de cette petite fille du déshonneur. Allant jusqu’à ambitionner d’en détourner le cours à son avantage en conservant l’œil d’émeraude dans un petit flacon, qu’il gardait autour de son cou. Il s’est très lourdement trompé… L’œil de l’usurière fixait déjà un autre horizon.
Le jeu était entré en possession de Selim. Il s’était substitué à sa mémoire du présent. Au Sérail, les fonctions demeuraient inchangées, et leur exercice transformait à ce point ceux et celles qui les endossaient que tôt ou tard, leur allégorie les touchait de l’aile. Grâce aux arcanes, Selim pouvait retrouver chacun des visages qui s’y étaient succédé. Mais bientôt, il s’aperçut que certains rôles n’avaient pas encore été joués, les cartes appelaient leur joueur, leur joueuse. Sa curiosité grandissait. Selim attendait, l’œil grand ouvert. Mais deux fois l’an, à bout de patience, il bousculait le hasard et Osmin partait pour le Marché des Vacillantes…
LES OBJETS — L’OR
Qui entrait au Sérail par la porte basse, Selim le couvrait de son or. L’éclat de bienveillance fatale qui dansait dans le flacon scellé de ses yeux rayonnait d’or pur. En un éclair vous saviez que vous étiez, enfin, arrivé. La certitude de ne plus jamais vouloir repartir vous ceignait la taille d’un collier d’or sans fermoir, ou le doigt d’un anneau précieux qui ne se pouvait plus retirer, ou l’oreille d’une boucle infinie. Ce bijou, qu’il vous attribuait, si fin soit-il, vous couvrait d’or des pieds à la tête. Enfin, il posait sa main sur vous, sa main d’or souple et chaud, et toutes les noces, toutes les bénédictions fondaient ensemble sur votre âme.
Personne, cette règle a déjà été ici évoquée et transgressée, personne n’entrait jamais dans la chambre de Selim, que la Soigneuse et très rarement Osmin. Le Pacha préférait recevoir, une fois le cabaret fermé, dans les coussins encore marqués des corps lourds et éprouvés des invités, qui tremblaient de froid et d’épuisement, robes malmenées, smokings chiffonnés sur le trottoir, dans cette heure d’avant l’aube en attendant que leurs chauffeurs, qui dormaient d’un bienheureux sommeil artificiel, viennent les tirer de ce mauvais pas de trop, de ce mauvais calcul qu’avait fait leur orgueil en s’aventurant au Sérail par la porte haute.
L’or est tendre, malléable, compréhensif, il garde la mémoire des larmes et des rires et la plupart des bijoux dont nous soulagions les clients devaient être refondus, tant ils suintaient la misère et la méchanceté.
On racontait dans les murmures du Sérail, une histoire d’or que je raconte à mon tour sans avoir la moindre preuve de sa véracité, mais qui me trouble encore aujourd’hui. Il se disait qu’Osmin avait à plusieurs reprises — qui se comptaient sur les doigts d’une main de voleur —, conduit jusqu’à Selim l’un ou l’une d’entre nous dans le cabaret désert. Il convenait de se dévêtir entièrement, ne conservant que l’or qui ne pouvait plus se retirer. Alors d’un coffre que personne n’a jamais vu, Selim sortait tout l’or de ce monde, le réchauffait dans ses mains et vous en couvrait, jusqu’à ce qu’il ne reste au fond du coffre qu’une minuscule clé de vil métal. Ensuite… ensuite, il ne se passait rien. Mais toute la perplexité du monde emplissait les yeux du Pacha, jusqu’à étouffer complètement leur étincelle d’or. Cela pouvait durer des heures. Il est dit qu’une fois Selim aurait soupiré si fort que les colliers et les bagues avaient tremblé sur le corps qui les supportait, resserrant autour de lui leur étreinte d’angoisse. Mais il se raconte également qu’il pouvait parfois rire très doucement, chantant pour lui seul une chanson ancienne et qu’en une seconde l’éclat d’or envahissait son œil jusqu’à devenir un fruit jaune du jardin des merveilles. La chaleur de l’été vibrait alors dans les bijoux et l’enfance du soleil inondait le corps qui les supportait.
Osmin, même nu, dans les bains de vapeur, ne laissait voir aucun or qui ne se puisse retirer. Il ne souriait jamais. Il gardait jalousement au fond de sa bouche les énormes dents de sagesse que Selim lui avait offertes.
— L’or, si tu en as besoin, il est toujours avec toi.
— Je n’ai besoin de rien, Bassa, je suis toujours avec toi.
Quand à sa plus grande surprise l’un ou l’une d’entre nous arrivait à vouloir quitter le Sérail, Selim lui retirait le bijou. Simplement.
Tu reprends ta liberté, je garde ta captivité.
Mais la nuit, bien loin du Sérail, on pouvait encore boire à grands traits le vin de lune de ses yeux d’or. Et le tatouage invisible de sa main nous protégeait du froid et de la peur.
LES OBJETS — LE SABLE
À cette heure, grande est la tentation d’ôter le bouchon de liège et de faire couler le sable dans le creux de ma main. Mais Le Cliquetis se retourne d’un mauvais rêve par anticipation. On raconte que l’aridité qu’il contient se coule dans la paume de Selim comme la tête d’un chien famélique dans la caresse aimante de son maître. Qu’il a fait ce geste mille fois quand il a été si malade, si changé à son dernier séjour ici ! On le raconte… Mais qui l’aurait vu ? Il n’a pas quitté sa chambre — la véritable, pas le décor aux Iris Mauves — et seules les oreilles des murs assurent l’avoir entendu délirer dans la fièvre… Osmin parle à mi-voix avec la Soigneuse des mirages qui naissent du sable, quelqu’en soit la quantité en présence pour qui a déjà connu son baiser de feu… les mirages entourloupent la douleur insupportable du sevrage… La poudre à mirages montre les poules invisibles à l’œil nu picorent les grains qui lui filent entre les doigts, puis pondent des œufs à coquille translucide qui brille dans la nuit bien longtemps après leur bris. Des drupes délicieuses et formidables s’inventent de chaque grain, comme d’un noyau germé dans la salive du Pacha. Il semble qu’il n’ait plus besoin de rien pour se sustenter. La Soigneuse hoche prudemment la tête. À l’intérieur de la chambre, Selim l’appelle.
LES OBJETS — LES CARTES
Dans l’intérieur de l’habit du Pacha Selim attendent cinquante lames. Disons qu’il garde cinquante triomphes contre son cœur. L’une et l’autre formules sont également inappropriées pourtant : le Tarot Mantegna, — dont jamais il ne sépare, dont sa vêture même est l’étui autant que le fourreau de son corps d’épée —, le Tarot dit de Mantegna n’est pas un Tarot, et toutes les appellations relatives à ses cartes sont, par conséquent, usurpations, à peu près, faux-semblants… Le Mantegna ne sert à rien. Il est inopérant dans la divination de l’avenir, ou la divulgation des secrets. N’importe : la tentation de l’avenir s’est écoulée de Selim avec le pus des blessures. Les cicatrices marquent la chair de son dos une croix blanche, qui l’inscrit dans le présent irrémédiable. Le Mantegna n’est pas non plus un jeu. Mais il y a beau temps que le Pacha se contente de regarder les joueurs jouer et d’encaisser leurs pertes dans le tiroir sans fond du Gardien du Chiffre. Il souffre parfois la société d’une seule personne, dans la partie unique d’un jeu où les pièces, pourtant différentes initialement dans leur forme et leur mouvement sont remplacées par des noyaux d’olives. Cette condition n’étant pas discutable, et la réputation du Pacha, effroyable, rare sont ceux qui s’y risquent. Selim ne mise lui-même jamais d’argent — sauf avec les petits enfants qui le plument dans sa perplexité —. Les parties aux noyaux d’olives sont autrement intéressées et leurs enjeux, déraisonnablement élevés. On ne compte qu’une exception à cette règle des jeux : la partie dont le nombre de manches ressemble à un 8 alangui et qu’il dispute sans discontinuer avec la Constance — comme il nomme l’odalisque changeante qui coupe son cœur en deux — et dont les coups peuvent être espacés de plusieurs jours, mois, années.
Le Mantegna, faux jusqu’à son nom, ravit Selim, le tient dans la permanence du Sérail, où qu’il soit, quoiqu’il fasse. Deux fois l’an, il dispose les arcanes devant Osmin, toutes les cinquante, fraction d’une armée invincible, en ordre de bataille. Quand la dernière arcane est posée, il revient à la première — les manches de sa chemise blanche, largement retroussées, dégageant ses poignets — et la retourne face contre le tapis, d’un geste serpentin de prestidigitateur. Il sourit, le Pacha et son géant mordille sa moustache. Osmin est doté d’une mémoire respectable, mais il manque de méthode et il aime l’alcool. À chaque fois, il croit retenir cinq figures, il en oublie deux, une revient inopinément d’une fois précédente. Chargé de cette commande fragile comme feuilles de physalis, il prend la route incertaine qui mène au Marché des Vacillantes.
Selim a dû évoquer le Mantegna en trois occasions — il ne l’appelle jamais par ce nom d’imposture, il n’en parle pas non plus autrement. Dans les cas d’extrême nécessité, il désigne de l’index de la main droite la pochette son habit, et il murmure là, comme s’il avait peur de réveiller une de ses figures. Ce faisant, il montre son cœur — . Il a été contraint de le prononcer à voix haute, ce nom de carnaval, pour entrer en possession de l’objet. Nécessité fait loi. Un jeune homme chinois, très élégant, l’avait engagé pour recouvrer la somme nécessaire à ce qui nous semblerait d’extravagants débours vestimentaires en Europe. Lourdement endetté auprès d’un chineur d’un genre très particulier — pour un manteau —, il n’avait eu d’autre choix que de se défaire du jeu. Le dandy affirmait qu’il était l’original des Estate. Mantegna de la série E. Et l’âge vénérable des cartes, la facture de leur gravure et la puissance de leur ensemble n’auraient pu échapper au plus novice des prêteurs. Il y eu des âmes naïves pour croire qu’il avait voulu acquérir ce manteau somptuaire pour paraître au mariage forcé qui le rappelait en Orient. Il mourut des poumons quelques mois après ses noces, fauché en pleine jeunesse par une vieillotte maladie d’opéra. — En Chine, les acteurs ont conservé l’habitude d’incarner indifféremment les hommes et les femmes et l’on raconte que le dandy s’était un jour montré une Cendrillon bouleversante devant quelques Occidentaux subjugués à jamais par la pureté de cette vision — . Conformément à sa volonté, consignée par écrit auprès d’un notaire français, on l’avait enterré dans le manteau, sans boîte, à même la terre de ses ancêtres. Avec un chapeau melon, qu’il avait ramené très banalement de Londres et ses chaussures de Monsieur Parfait. Jamais de sa vie il n’était venu au Sérail, mais en plusieurs occasions son visage s’est superposé à celui de Ming, le fleuriste. Une fois, il liait ensemble asphodèles et amarantes. Une autre, il regardait — un œil de lumière, un œil d’ombre — le numéro de la robe-cage depuis la coulisse. Selim ne l’avait jamais rencontré de son vivant, mais il le reconnaissait chaque fois que la vie les mettait en présence l’un de l’autre, depuis qu’il était mort. Fréquemment, au sortir des ascenseurs d’hôtels de luxe de la vieille Europe.
Je veux le jeu.
L’usurière était borgne et faisait mine d’être sourde. Selim Bassa avait dû préciser : le Mantegna. Il est très cher… Elle était tranchante sur les T. Je suis très riche. Elle souriait comme les gouvernantes avec les petits enfants menteurs : Il ne s’agit pas de cela. Sur son visage ridé et pâle, le cache-œil noir faisait l’effet d’une porte ouverte sur un couloir sombre… ou du trou d’une serrure assez grande pour s’y engager à mi-corps… J’ai quelque chose que vous désirez. La présomption de Selim éclaira le visage de la femme d’un sourire doux : si seulement… Si, vraiment, j’ai quelque chose que vous désirez… savoir. Son œil unique brilla d’un éclat d’or.
LES OBJETS — LE TAPIS
La Soigneuse a émis l’hypothèse suivante : c’est peut-être grâce à la méchanceté scrupuleuse des seconds couteaux qui l’avaient roulé si serré dans le tapis, que Selim a pu rester en vie. Cet ultime garrotage tenant ensemble tout ce qu’ils avaient au préalable consciencieusement éclaté, bousillé, massacré à l’intérieur tandis qu’ils défiguraient sa belle jeunesse.