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LES LIEUX OUBLIÉS
C’était à Vienne, mais ça n’a plus d’importance à présent. Un ancien corps de bâtiment morcelé de boutiques franchisées et d’appartements décrépis jusqu’à l’os en étage des néons clinquants.

Quelque part, une porte noire, étrangement basse, dans un immeuble des années 20, engoncée dans un cadre de vieil or crasseux. On dirait une serrure, dans un souffle. Il n’y a pas de porte, quand on s’approche, mais le moignon d’un couloir sombre, qui escamote les visiteurs par les côtés. Prendre à droite ou à gauche est indifférent : les deux entrées desservent un même espace. Une scène étroite, surplomb d’un encombrement de coussins et de tables basses culs par dessus têtes. Un homme sans âge, avec des dents en or usé, offre le thé.

Le lendemain, il n’y a plus rien là. Et le rien paraît très crédible. Les dorures sont là. Mais le trou de la serrure est murée de moellons peinturlurés de noir, bouche de pirate… Reste le goût du thé.

Le goût du thé — c’était peut-être autre chose : un alcool très fort, le jus d’un fruit qu’on ne connait plus — est inoubliable. дурак дурака видит издалека : un imbécile reconnait un autre imbécile de loin — un proverbe russe — … Qui a trempé ses lèvres dans le breuvage que je sais, se détache pour moi du bruit, de la foule, du temps qui l’emporte. N’importe où les signes du Sérail se reconnaissent, et une fois apparus, même furtivement, ils exigent d’être transcris.

LES LIEUX PERDUS
 

Selim s’est réveillé dans une ville déserte. Combien de temps sans connaissance ? Combien de temps restait-il ? Seuls les toits étaient encore habités de bandes de charognards et de tireurs isolés. Les seconds dérangeaient régulièrement l’interminable bombance des premiers par un coup de feu hasardeux. Les oiseaux lourds préféraient alors venir se ranger au plus près de la source du tir.

Tu t’ennuies, nous sommes là. Rien ne nous presse dans le festin de tes frères humains. Tandis que tu t’aigris et t’engourdis ici, ceux d’en bas s’attendrissent et fondent sous le soleil qu’ils sentent encore d’une odeur enivrante. Oiseaux, bientôt, ils faisandent. Bientôt, toi aussi. Tu n’as plus assez de balles pour danser avec chacun d’entre nous. Tu comptes et tu t’embrouilles : combien de temps avant la relève ? Tu es tombé bien bas du haut de ton toit. Nous te dégoutons, nous les gloutons, qui découpons en lambeaux ton œuvre. Nous crevons les yeux que tu as éteints. Tout autour de toi, il y en a un autre comme toi, ici et là, isolé sur son toit. Nous chargeons en bande organisée, mais toi, tu ne peux plus traverser la rue pour rejoindre l’autre toit. Il n’y a presque plus de balles, mais combien encore pourrait venir se perdre dans ta carcasse de traître ?…

Comme les nettoyeurs entretenaient les rues et les snipers esseulés, Selim traversa la ville d’immeuble en immeuble, par les murs mitoyens béants sur les séjours abandonnés. Chaque passage le donnait à un petit monde doux dont il ne restait plus que la coquille : un tableau accrochait un coucher de soleil au crochet, le wagon d’un petit train en rade sur un tapis de chien, une théière sans chapeau au milieu de bris de verre colorés… Les volets toujours tirés laissaient passer suffisamment de jour pour sentir l’odeur de la vie quotidienne, d’une banalité de robinet, fantôme indifférent à l’empoisonnement des puits. Le silence avait recouvert les hurlements des femmes en couches, des amputations, des viols de guerre, plus rien ni personne ne tressaillait à l’horloge déréglée des détonations lasses. De chaque pièce traversée, il emporta quelque chose, une couleur, une ombre, le fil d’un tapis, la poussière uniforme d’un buffet… Charger sa mémoire est parfois plus risqué encore que d’alourdir inutilement ses poches.

Quand les immeubles s’espacèrent, sa course s’abrita dans les buissons de menthe ensauvagée, sous l’ombre propice d’immenses caoutchoucs placides. Derrière lui, la putréfaction des cadavres et les gorges déployées des charognards. Après la dernière ruine, le désert lui sembla mouillé comme une aquarelle.

LES LIEUX PERDUS

Dans le rêve, on ne pouvait poser que 3 questions — et je l’écris en chiffre parce que le chiffre apparaissait —. Comme il y en avait mille qui se pressaient à cette porte d’ombre, s’empêchant l’une l’autre de pénétrer la petite scène délabrée,  le sable du temps perdu emplissait peu à peu la salle du sol jusqu’au plafond et dans ce désert qui s’étendait à perte de vue, la masse géantine d’Osmin-aux-dents-d’or, s’évaporait en mirage de chaleur pour laisser voir au loin la silhouette tranchante du Pacha. In extremis, une godiche de question avec un corps fatal et des yeux creux se posait sur scène.

Où est le livre ?

 

Dans le rêve, je n’osais pas poser de troisième question. Je la gardais par devers moi, cela semblait la sagesse même, le moyen de revenir à cet instant du rêve comme cela est possible parfois alors que le sommeil a été interrompu par l’aboiement d’un chien à la lune ou par une envie pressante. On marche les yeux clos jusqu’au seau pour ne pas laisser pénétrer sous ses paupières le moindre fragment de lumière qui pourrait corrompre le lien ténu qui nous lie encore au rêve… Tout se passait comme si le Pacha allait rentrer, peut-être est-il déjà revenu et reparti sans que je le sache, et toi encore moins, d’un instant à l’autre. Peu de place pour la nostalgie de son absence. Parfois la Konstanze chantait un air très triste qui plongeait les invités dans une stupeur heureuse et lointaine, on drogue un peu leurs boissons pour aider. Mais à part dans ces intermèdes, l’imminence de son retour n’était jamais questionnée. J’agaçais tout le Sérail avec cette histoire du livre. J’étais priée de me trouver un coin, à défaut d’une occupation, de ne pas rester dans les jambes. Le Cliquetis insista longuement sur ce point. J’errai longtemps dans ce dédale.

LES LIEUX PERDUS

C’est à Vienne. Les portes de l’ascenseur s’ouvrent sur le dernier étage. À Vienne l’ascenseur ne montait pas jusqu’au toit. Mais Osmin est sur le toit. À Vienne. Un homme est étendu sur le tapis, sous la lune qui brille comme un C. Il ne peut pas voir son visage, mais il sait déjà qu’il est compoté. Compoté c’est le mot qui vient. Maintenant Osmin voit le visage de très haut, comme s’il était assis sur la lune, comme s’il était un géant  et l’autre un homme couché sur le sol froid. Osmin plonge vers lui. Ce n’est pas le visage de Selim, ce n’est pas de visage. Un cataplasme à la moutarde rouge. Ceux de la mère d’Osmin, à tout occasion, dans la forêt, malade.  Ils brulaient comme le soleil au zénith. Il brûle le visage en purée de piment. Ça vaut la peine. Osmin le décolle, sûr de trouver l’or en dessous. Mais dans sa main pendouille un scalp de chair et au lieu du visage d’or de Selim, du sable. 
Depuis ce rêve, Osmin ne mange plus rien de haché. 

LES LIEUX TUS
Rien ne sera consigné du pacte de ces heures partagées. Dans mon carnet,  je noterai simplement : Heures d’attentes aux frontières des Balkans : des enfants jouent sur l’herbe du terre-plein central, ici et là se bricolent de petits feux inoffensifs pour faire griller de la viande, on ne redémarre pas les voitures, on les pousse, portières ouvertes, ça discute, ça attend et c’est quelque chose du voyage et non une perte de temps. Je dessine alors, pour les distraire, pour les voir, pour sentir le temps, sable dans ma main comme sur la plage inlassablement palpé.

LES LIEUX PERDUS
On a dit qu’Osmin avait écrit le livre du Sérail… Le rire franc et sonore du Pacha — ce rire qui seul conserve intacte sa jeunesse, rire d’avant la douleur, d’avant le chagrin, mais retentissant de toutes ces années vécues — quand cette rumeur lui parvint… Oh ce rire résonne encore dans les murs du Sérail : Osmin qui ne sait pas sa droite de sa gauche et qui se perd à chaque voyage au Marché des Vacillantes. Tu sais qu’il se repère à des signes qui disparaissent, il se souvient qu’il fallait traverser un parc survolé par des corneilles, avant de marcher jusqu’à avoir mal à un pied dans des chaussures qu’il a égarées mais dont il s’obstine à porter une paire de même couleur pour ce déplacement.

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